• logo linkedin
  • logo email
Portrait de Raissa Kormodo Zoungra
Quand une ingénieure statisticienne burkinabée s’empare d'une cause essentielle, ça donne un point de vue nouveau, plein de justesse et d’expertise sur la situation des femmes entrepreneuses. Un point de vue qui pourrait bien contribuer à faire sauter quelques verrous...

Dans son pays, le Burkina Faso, le parcours exemplaire de Raïssa Zoungrana, 31 ans, est à l’image d’une population féminine en marche vers son émancipation. Après un parcours scolaire sans fautes à Ouagadougou, sa ville d’origine, et trois années à la faculté des sciences économiques et de gestion à l’université Ouaga 2, la jeune femme rejoint l’École nationale supérieure de statistique et d’économie appliquée d’Abidjan.

De retour au Burkina Faso, la jeune ingénieure est recrutée par la Chambre de commerce et d’industrie de Ouagadougou comme chargée d’études statistiques, puis promue cheffe du service statistiques. C’est au cours de cette période de quatre années que naît l’engagement militant de Raïssa en faveur de l’insertion économique des femmes de son pays.

Un œil sur la cause des femmes

Au sein de son service, elle est en effet responsable du fichier national des entreprises qui recense l’ensemble des structures existantes au Burkina Faso. De façon périodique, elle extrait de ce fichier les informations nécessaires à la réalisation d’enquêtes portant notamment sur l’évolution de la conjoncture économique (créations d’entreprises, évolutions sectorielles) ou le climat des affaires…

Disposant du meilleur panorama possible sur le climat économique de son pays, la jeune femme est donc aussi la  mieux placée pour en déceler les faiblesses. Et une première, de taille, lui saute vite aux yeux : le manque de dynamisme de l’entrepreneuriat féminin.

« Je n’ai pas tardé à noter un paradoxe, explique-t-elle. Alors que de nombreux fonds ont été créés dans le but de favoriser la formation et l’emploi des femmes, la création d’entreprises parmi cette tranche de la population active progresse lentement et tend à stagner. »

Un master pour porter son engagement

En février 2018, Raïssa entend parler du master Maîtrise d'ouvrage pour le développement porté depuis 2007 par l’université Clermont-Auvergne et l’AFD. Une formation pluridisciplinaire associant économie, finance et gestion de projets qui vise à renforcer les compétences des porteurs de projets de développement. Elle s’adresse à de jeunes cadres à fort potentiel des secteurs public ou privé des pays émergents.

master Modev
Rentrée de la promotion 2018-2019 du master à Marseille © AFD


La jeune femme y voit une formidable opportunité d’approfondir le sujet en se dotant de compétences plus opérationnelles. Elle intègre la promotion 2018-2019. Son objet de recherche : les leviers de l’entrepreneuriat féminin au Burkina Faso. « J’ai vu le master comme une occasion de me consacrer pleinement à ce sujet, un bon moyen d’identifier les freins qui persistent dans le développement de l’activité économique chez les femmes et de réfléchir aux dispositifs que la chambre de commerce pourrait mettre en place pour les surmonter. »

Une enquête inédite

Initié en janvier dernier, son travail de recherche démarre avec une enquête d’opinion réalisée auprès d’un échantillon de 150 femmes résidant dans la ville de Ouagadougou et dans les zones périphériques de la capitale. Laquelle se révèle extrêmement instructive. « La grosse erreur que nous avons commise, c’est de croire que les déterminants de l’entrepreneuriat étaient identiques chez toutes les femmes, et donc de créer les mêmes procédures d’accompagnement pour toutes, détaille Raïssa. Par exemple, certaines d’entre elles se lancent dans le petit commerce uniquement pour s’assurer un moyen de subsistance, à elles et à leurs enfants, tandis qu’à l’inverse, chez certaines, qui n’ont pas forcément des revenus plus élevés d’ailleurs, on est dans une vraie démarche de businesswoman, avec le désir de gagner des parts de marché. »

Il existe autant de leviers pour entreprendre que de femmes burkinabées !

Raïssa Zoungrana

Au terme de ce travail, la première recommandation de la jeune femme est donc d’individualiser au maximum l’accompagnement des femmes aspirant à créer leur entreprise. Autre réforme essentielle : faire la promotion de l’entrepreneuriat féminin dans tous les nouveaux secteurs porteurs, et pas uniquement celui de l’agroalimentaire et l’agrobusiness.


Quand les femmes investissent des secteurs porteurs

« Les femmes sont déjà très présentes dans le commerce et dans la transformation agroalimentaire. On est sur une échelle qui est davantage artisanale qu’industrielle : majoritairement de la production de jus de fruits, beurre de karité, farines alimentaires… » Mais les lignes sont en train de bouger ! Au Burkina-Faso, elles sont de plus en plus nombreuses à investir des secteurs porteurs, comme l’immobilier, l’export, les services dédiés aux entreprises comme le nettoyage et l’assainissement, les services traiteurs, les agences de communication et de publicité.

lireaussi

La rentrée d'un master pas comme les autres

« À Ouagadougou, ce sont aujourd'hui les femmes qui dirigent ces entreprises» se réjouit la jeune femme. Une réalité qui reste pourtant méconnue et surtout mal accompagnée du fait, notamment, du manque de représentativité des instances de décision économique du pays… « Si l’on prend le seul exemple de l’assemblée consulaire de notre chambre du commerce, explique-t-elle, pour 151 élus consulaires, on compte moins de 10 % de femmes. »

Pourtant, à l’échelon national, le président de la République, Roch Marc Christian Kaboré, a fait de l’augmentation du nombre d’entreprises créées par des femmes l’un des principaux axes de son plan national de développement économique et social.

« Le chiffre fixé pour 2020 est très ambitieux, commente Raïssa Zoungra. 50 % des créations d’entreprises dans le secteur privé initiées par des femmes. En 2016, le taux était de 19,7 %. Depuis, nous ne sommes pas parvenus à franchir le cap de 20 % et tout porte à croire que ce taux a baissé en 2018 (17,9 % en 2017 et 18,7 % en 2018). »

Des freins qui sautent

Enfin, au-delà des réformes urgentes à mettre en place en termes de formation ou de représentativité, un ultime palier reste encore à franchir si le Burkina Faso souhaite atteindre son objectif : le respect, par toutes les entreprises, des dispositions déjà prévues par la loi pour favoriser l’activité économique des femmes.

« La législation burkinabée est globalement favorable au travail féminin, assure-t-elle, mais certains paramètres ne sont pas totalement pris en compte. Aucun mécanisme de suivi n’a été prévu pour s’assurer que les employeurs suivent à la lettre les dispositions prévues par la loi. Tant que ceux-ci ne joueront pas le jeu, cela restera très compliqué. » Mais la jeune femme préfère rester optimiste : de nombreux freins ont déjà été levés ces dernières années, notamment en matière de droit du travail.

Congé maternité, obligation, pour les entreprises publiques, de prévoir des salles d’allaitement… Au Burkina Faso, les femmes pourraient bien sortir victorieuses de leur bataille contre le poids des traditions.